La fiabilité des données ESG devient une question centrale, alors qu’elle reste souvent un point de douleur. Pour garantir la fiabilité des données, il faut faire résonner le sommet de l’entreprise avec le terrain
Face aux enjeux des transitions écologique, énergétique et économique et aux évolutions réglementaires sur le reporting durable des organisations, la gestion des données environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) des organisations joue un rôle toujours plus stratégique dans le pilotage de leurs objectifs de décarbonation. La nouvelle dynamique de convergence entre les reporting extra-financier et financier des entreprises sera transformationnelle.
Le rôle stratégique de la gestion de la donnée dans le pilotage des objectifs de décarbonation
Une comptabilisation fine des données non financières des activités de l’entreprise constitue le socle de la qualité des informations que les organisations de plus de 500 salariés doivent communiquer, en France, aux pouvoirs publics depuis la loi Grenelle II. Ces obligations réglementaires sur la communication des émissions de gaz à effet de serre convergent avec les attentes croissantes des parties prenantes externes : clients, investisseurs, agence de notation etc.
Cette pression répond à un besoin: les entreprises doivent s’améliorer, «faire leur part» au même titre que l’Etat et les citoyens pour participer aux objectifs de l’accord de Paris. Dans ce but, le rôle de la donnée est stratégique pour s’assurer que les projections développées par l’entreprise lui permettent de se fixer des objectifs de décarbonation à la fois ambitieux et atteignables. Le rôle de la donnée est donc central pour cibler prioritairement les activités les plus émettrices et établir un pilotage efficient sur le long terme.
De nouveaux défis de gestion des données de comptabilisation carbone
Les entreprises ne sont pas confrontées aux mêmes défis selon leur taille. Celles soumises au BEGES1 sont tenues, depuis le 1er janvier 2023, de quantifier et de déclarer les émissions de leur scope 3. Ces émissions indirectes, liées aux activités amont et aval de l’entreprise, représentent généralement une part très importante de leur empreinte carbone. Pour un opérateur, c’est souvent plus de 70% de ses émissions de gaz à effet de serre2 ! Cette prise en compte du scope 3 confronte l’entreprise à des défis majeurs.
- Elle la contraint à travailler sur toute sa chaîne de valeur, dont elle est dépendante pour diminuer ses émissions indirectes. En même temps, elle lui offre une opportunité unique de mettre autour d’une même table de nombreux acteurs ayant parfois un niveau de maturité et une sensibilité différente concernant les enjeux de décarbonation : achats, fournisseurs, salariés, clients…
- Pour comptabiliser ses émissions de gaz à effet de serre, l’entreprise doit également choisir la méthode, le cadre adéquat lui permettant de construire cette comptabilité. Plusieurs référentiels existent: le GHG Protocol3 qui a été précurseur notamment sur la définition et la formalisation du scope 3, le Bilan carbone® ou encore la norme ISO 14064, basée sur le GHG Protocol3.
- Ces choix de méthode n’empêchent pas des questionnements et des évolutions continus pour affiner au fil du temps la manière de comptabiliser le carbone. L’unité sur laquelle baser les mesures est, par exemple, une question assez récurrente: les données physiques (volumes, poids, distance) ou sur des données monétaires, lesquelles sont déjà souvent captées par la finance? Ces arbitrages dépendent en général de l’existence même de la donnée et du développement progressif d’une culture de collecte qui nécessite de progresser étape par étape.
- Un autre choix porte sur le ou les outils de collecte et de calcul des émissions. Celui-ci est indispensable pour faciliter la collecte des informations sources, leur consolidation et la diffusion, d’autant plus que l’arrivée du scope 3 va considérablement accroître la quantité de données à collecter.
Autre révolution au niveau européen: l’arrivée de la «Corporate Sustainability Reporting Directive» (CSRD) qui, en France, remplacera la «Non Financial Reporting Directive» (NFRD) dès 2024 mais dont l’application concrète reste encore floue. La CSRD étend les exigences de la NFRD qu’elle applique aux entreprises de plus de 250 salariés. Elle vise à préciser le contenu des rapports extra-financiers en détaillant les informations que ces entreprises devront publier sur les sujets de durabilité, de changement climatique et sur l’évaluation de leur impact sur l’environnement et la société. Des standards, développés par l’EFRAG4, doivent venir homogénéiser le reporting en explicitant ces exigences et ce que les entreprises doivent concrètement publier.
La fiabilité des données, un enjeu clé
Face à ces évolutions, la fiabilité des données ESG devient une question centrale, alors qu’elle reste souvent un point de douleur, notamment dans les grands groupes agrégant de nombreuses données émanant de plusieurs entités plus ou moins indépendantes, et travaillant souvent dans des contextes réglementaires différents. Pour garantir la fiabilité des données, il faut faire résonner le sommet de l’entreprise avec le terrain.
- Il revient à la direction générale de fixer un cadre clair, une convention, qui donne à l’ensemble des collaborateurs de la visibilité sur les données à prioriser au regard de la stratégie, leur définition et mode de calcul commun à tous. Les données ESG sont déclinables à l’infini et l’entreprise ne peut pas tout calculer. Elle doit définir et prioriser des indicateurs pertinents, accessibles, lisibles, comparables qui traduisent l’histoire et la vision qu’elle souhaite partager à ses parties prenantes.
- Sur le terrain, il faut s’assurer que: la donnée existe, des personnes susceptibles de la collecter ou la consolider soient identifiées, les méthodes de collecte fonctionnent et que les outils garantissent une remontée fiable.
Des collaborateurs devront être formés pour entretenir cette interaction permanente entre le siège et les équipes opérationnelles et techniques afin de développer une culture de la donnée au sein de chaque entité.
Une dynamique de convergence du bilan ESG vers le bilan financier
La CSRD introduit également le concept de double matérialité. Elle demande à l’entreprise de prendre en compte l'impact du changement climatique sur l'entreprise au même titre que l'impact de l'entreprise sur l'environnement. C’est une approche très transformationnelle qu’encore peu d’entreprises ont réellement intégrée. Elle indique une double nécessité: celle, déjà prise en compte, de décarboner pour réduire son impact sur l'environnement, et celle d'adapter ses infrastructures et ses activités pour éviter les risques financiers liés au changement climatique. Elle introduit directement une notion de financiarisation des risques ESG et notamment ceux liés au changement climatique qui n'étaient pas réellement pris en compte jusqu’alors.
Confrontées à ces exigences, les entreprises enclenchent des mutations profondes pour faire évoluer leurs méthodes de comptabilité en y intégrant le non-financier. Certaines, parmi les plus avancées ont déjà commencé à tester des méthodes intégrées comme le modèle de triple comptabilité durable CARE5, développé par des chercheurs et basé sur une approche de soutenabilité forte du développement durable. Partant du principe qu’aucun capital n’est substituable à un autre, cette méthode intègre dans les comptes les aspects financiers, écologiques et même humains, intriquant complètement les enjeux financiers et socio-environnementaux. Signe qu’une vraie transformation est en marche dans l’écosystème, la Fondation IFRS (International Financial Reporting Standards) qui élabore des normes comptables pour assurer la transparence des marchés financiers, travaille également sur cette dynamique de convergence qui conduit les équipes de la finance à se rapprocher de celles de la RSE.
L’émergence de nouveaux rôles, de nouveaux métiers, de nouvelles compétences
Ce besoin d’intégration des données financières et non financières demande un effort important de collaboration pour développer un modèle global robuste. En effet, les données financières et les données de la RSE n’ont souvent pas été pensées pour converger. Les équipes de la finance et celles de la RSE ont des repères différents. Dans beaucoup de grands groupes et selon la position de la RSE dans l’organisation, ces départements interagissent encore peu. Faire converger les dimensions financières et extra-financières est un réel défi mais aussi une opportunité d’infuser la RSE au sein de de l’entreprise. C’est un vrai changement de paradigme qui permettra à la RSE de faire intégrer les exigences de durabilité au centre du modèle d’affaires. La recherche d’une plus grande résilience face au changement climatique et la prise en compte du risque financier que pose, par exemple, l’épuisement des ressources est un enjeu ESG qui peut pousser une entreprise à développer une politique d’économie circulaire. Ces évolutions sont constatées de manière très concrète par les demandes des équipes opérationnelles de développer des KPI de pilotage mêlant des dimensions financières et ESG, comme le CO2, témoignent de façon évidente la transformation qui est en train de s’opérer.
La nécessité d’une collaboration et d’une coordination étroites entre les équipes RSE et les équipes finances, amène les entreprises à instaurer de nouveaux rôles comme celui de Responsable de la Finance Durable. D’autres rôles vont également prendre de l’importance: analyste extra-financier, analyste gouvernance, responsable ESG, responsable achats et sourcing responsable, tous les métiers en charge des sujets carbone, notamment du scope 3, du reporting mais aussi de la biodiversité.
La hausse des exigences réglementaires qui conduisent l’entreprise à piloter sa croissance en relation étroite avec les enjeux environnementaux dont la décarbonation, et le contexte géopolitique avec la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine, placent la RSE, encore souvent considérée comme une brique annexe de la stratégie des entreprises, sur le devant de la scène.
Les exigences des différentes parties prenantes externes entraînent des transformations profondes que les organisations doivent gérer dans un délai court. La réussite de celles-ci dépend avant tout de la capacité de l’entreprise à instaurer et maintenir dans le temps une proximité entre les différents départements, notamment la finance, la RSE, la stratégie, les risques… Ces transformations nécessitent également une mobilisation globale de la chaîne de valeur pour construire des modèles de décarbonation qui embarqueront toutes les composantes des activités afin de transformer durablement les modèles d’affaires.
1Bilan d’émissions de gaz à effet de serre
2Les opérateurs télécoms face au défi de leur empreinte carbone | Les Echos
3Créé en par le WBSCD et le WRI.
4Groupe consultatif européen sur l’information financière (EFRAG)
5Comptabilité Adaptée au Renouvellement de l’Environnement.