Point de vue

Opérateur télécom : L’inéluctable déclin du trafic international

lun. 13 sept. 2021

Les OTT n’ont pas le monopole du trafic voix international et la cannibalisation du trafic international des opérateurs telco n’est pas inéluctable ; toutefois, cela suppose que ces derniers repensent leurs offres de manière à mieux les adapter aux besoins des diasporas.

Stéphane Gardon

Depuis 2015, le trafic voix international sur les réseaux publics interconnectés des opérateurs télécom baisse, à la fois en volume et en revenus. Ceci est lié à l’essor des usages OTT2 depuis les mobiles, rendu possible grâce à la large diffusion des smartphones et le développement des réseaux mobiles 3G , 4G et  désormais la 5G : les communications OTT, en plus d’être gratuites, ont vu leur qualité s’améliorer significativement, non seulement pour des usages voix, mais aussi pour des usages vidéo. La pandémie a accentué le phénomène du fait de nouvelles évolutions dans les usages : baisse de l’itinérance, usage accru des solutions de communications unifiées dans le domaine B2B et création de nouvelles habitudes (visioconférences,…). 

Dans ce contexte, la baisse du trafic voix international sur les réseaux telco semble inéluctable ; comment les opérateurs peuvent-ils riposter ?

Une baisse qui affecte de manière inégale les différents opérateurs et les différentes régions du monde

Cette cannibalisation par les solutions OTT n’est pas identique dans les différentes régions du monde, car plusieurs facteurs entrent en jeu :

  • Le principal facteur est d’ordre tarifaire : les flux de trafic les plus affectés sont ceux dont les tarifs pour l’utilisateur final sont les plus chers ; ainsi le trafic voix international des pays africains a été particulièrement affecté.
  • Le développement des réseaux sociaux est un autre facteur : la rapidité de leur diffusion et de leur adoption a facilité la migration des usages des réseaux telco vers les solutions OTT ; ce phénomène a été particulièrement marqué en Asie de l’Est et du Sud-Est
  • Enfin, la réglementation joue également un rôle : dans certains pays pratiquant des tarifs pourtant élevés, les restrictions à l’usage des applications OTT ont permis de contenir, au moins temporairement, l’érosion des volumes de voix telco ; cela a été le cas au Moyen Orient par exemple.

L’impact est donc également très variable d’un opérateur à l’autre, car une telle baisse de trafic a un double effet:

  • Pour le trafic voix international émis par les clients de l’opérateur telco : baisse des revenus de vente au détail et des charges de vente en gros associées
  • Pour le trafic voix international reçu par les clients de l’opérateur telco : baisse des revenus de vente en gros liés à la terminaison d’appel internationale entrante.

En Europe et dans les pays développés, les terminaisons d’appel sont déjà très basses et continuent de baisser, la part de la voix dans les revenus de vente au détail est en décroissance, et la baisse des volumes est modérée ; si bien que l’impact global est moins douloureux en Europe que dans des économies qui sont plus dépendantes des revenus associés au trafic voix international, en particulier en Afrique, où les terminaisons d’appel international sont particulièrement élevées

L’équation économique des opérateurs telcos

Ainsi pour inverser la tendance et reconquérir des parts de marché sur le trafic international, une baisse des tarifs – de vente au détail et de vente en gros – semble incontournable. Toutefois l’équation économique pour l’opérateur telco est incertaine, car pour proposer des offres attractives par rapport aux solutions gratuites des OTT, l’opérateur doit consentir des baisses tarifaires importantes, qui peuvent impacter les revenus existants, sans pour autant avoir l’effet d’élasticité attendu sur les volumes ; d’où une crainte légitime d’accélérer plutôt que de freiner la baisse tendancielle des revenus.

 

Deux exemples permettent d’illustrer les mécanismes en jeu, et montrent que la baisse des volumes de voix internationale des opérateurs telco n’est pas inéluctable, que des politiques avisées, combinant réglementation, vente au détail et vente en gros, permettent sous certaines conditions d’inverser la tendance, mais exigent un pilotage serré.

  1. La « gratuité » de l’itinérance pour l’utilisateur final

Par gratuité, il faut entendre l’absence de surcoût pour l’utilisateur final en situation d’itinérance ; plusieurs formules se sont développées, que l’on peut classer en deux catégories ;

  • Itinérance « Comme à la maison » : réception d’appel gratuite et illimitée, émission des appels sans surcoût par rapport à un appel émis depuis le pays de résidence
  • Itinérance  « Comme sur place » : réception d’appel gratuite (avec éventuellement une limite de durée), émission des appels aux tarifs en vigueur dans le pays visité

Quelle que soit la formule implémentée, souvent sous l’impulsion des régulateurs régionaux, la gratuité de l’itinérance a généralement entrainé une hausse importante et durable des volumes ; de plus, cette hausse a été immédiate, ce qui indique que les opérateurs mobiles ont récupéré une partie des usages qui s’étaient développés sur les solutions OTT.
Le bilan pour les opérateurs telco reste toutefois en demi-teinte, car si l’itinérance gratuite a redonné de la valeur à leurs offres et montré que la cannibalisation par les solutions OTT n’est pas un phénomène irréversible, l’impact financier sur le seul trafic de l’itinérance a été négatif, avec une baisse importante des revenus de vente au détail et une stabilité de la balance de vente en gros (revenus de vente en gros – charges de vente en gros).

  1. Les offres d’abondance pour appeler à l’international

Ces offres s’appuient sur des tarifs de vente en gros spécifiques et très inférieurs aux tarifs standards (de l’ordre de quelques centimes d’euros par minute au lieu de quelques dizaines d’euros par minute) ; cela permet à l’opérateur de proposer des tarifs très attractifs à ses clients pour appeler à l’international ; de telles offres permettent non seulement de développer les volumes, mais dans certains cas elles ont permis de développer les revenus de vente au détail, la hausse des volumes faisant plus que compenser la baisse tarifaire.

Les facteurs clé de succès de telles offres sont :

  • Une relation de partenariat entre l’opérateur d’origine des appels et l’opérateur de destination ; cela suppose l’identification des bons partenaires dans le pays de destination
  • Des campagnes marketing ciblées, tant dans le pays d’origine des appels que dans le pays de destination ; les diasporas sont généralement la cible principale de ces offres dans le pays d’origine des appels
  • Le parcours client et l’expérience utilisateur
  • Des offres qui permettent d’appeler vers un pays entier, plutôt qu’un seul réseau du pays de destination
  • Des offres utilisables en situation d’itinérance dans le pays de destination pour appeler le pays de résidence (car les solutions des OTT, elles, se jouent des frontières), et incluant des services de messagerie SMS/MMS et données
  • L’avantage compétitif dont bénéficie par rapport à ses concurrents le premier opérateur à lancer de telles offres dans un pays
  • Des solutions de vente en gros qui collent au plus près des besoins de vente au détail, ce qui peut aller jusqu’à abandonner la tarification de vente en gros à la minute pour aller vers un modèle de forfait

Les opérateurs de transit, qui font le lien entre l’opérateur d’origine et les opérateurs de destination, jouent également un rôle clé dans le succès de ces solutions ; ils peuvent en plus proposer, tant aux opérateurs d’origine que de destination, des solutions d’externalisation de leur trafic international entrant et/ou sortant, leur permettant ainsi de maîtriser leurs revenus et charges de vente en gros.

Les OTT n’ont pas le monopole du trafic voix international et la cannibalisation du trafic international des opérateurs telco n’est pas inéluctable ; toutefois, cela suppose que ces derniers repensent leurs offres de manière à mieux les adapter aux besoins des diasporas : convergence et abondance sont ainsi des éléments clé de la riposte aux solutions des OTT. De même les opérateurs doivent travailler plus étroitement avec leurs homologues dans les pays distants ; la coordination de leurs feuilles de route est essentielle pour faire aboutir de telles offres.

[1] Ainsi, Telegeography estime à 6% la baisse annuelle moyenne des volumes sur la période 2015-2020, et à près de 9% celle des revenus de détail sur la même période

[2] Citons par exemple WhatsApp, Facebook Messenger, WeChat, Viber, Line…

[3] Il n’est pas inutile de rappeler que les terminaisons d’appel internationales des opérateurs africains avaient connu des hausses très importantes sur la période 2012-2015 ; en l’absence de régulation, ces hausses ont permis aux opérateurs africains, alors en situation de monopole sur leur trafic international arrivée, de générer des revenus additionnels immédiats, avec un ratio d’EBITDAaL proche de 100%.

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Stéphane Gardon

Responsable de la practice wholesale