Point de vue

Digitalisation des petits exploitants agricoles en Afrique

jeu. 27 juil. 2023

Les opérateurs de télécommunications ont donc une opportunité très intéressante de capter la valeur à deux niveaux : sur les transactions en mobile money et sur les transactions des différentes plateformes s’ils ont choisi de s’engager dans cette digitalisation du secteur.

Magdalena Jakubowska

L’e-agri constitue un territoire attractif pour les opérateurs télécoms en Afrique. En effet l’agriculture représente 23% du PIB de l’économie africaine et plus de 60% de la région subsaharienne est constituée de petits exploitants agricoles.

Un continent fort de ses terres, dont le potentiel agricole reste sous-exploité.

Aujourd’hui avec presque 25% des terres cultivables, la production agricole du continent africain, ne contribue qu’à 10% du volume mondial. De plus, le continent reste un importateur net de produits agricoles malgré ses ressources.

L’expression « petits exploitants agricoles » désigne les fermiers dont la surface cultivable est inférieure à 10 hectares. Le plus souvent ils sont responsables de surfaces inférieures à 2 hectares. La disparité des pays et des chaînes de valeurs agricoles entraîne des différences importantes pour décrire les caractéristiques de cette population. Les foyers, propriétaires des terrains qu’ils exploitent, sont souvent nombreux.

Les petits exploitants sont nombreux mais dans des situations précaires

Les défauts de productivité ainsi que l’éclatement du marché impliquent de nombreux défis auxquels doivent faire face ces exploitants agricoles. Les conditions d’habitation sont souvent modestes avec un accès à l’eau limité. Géographiquement éloignées des centres économiques majeurs de leur pays, il est difficile pour ces familles d’accéder à des services complexes. Le coût d’achat de biens du quotidien peut être également très élevé. Le manque d’infrastructures explique la majorité de ces difficultés car cela coupe beaucoup des effets de réseaux et des réductions de coûts que peut offrir la production en plus gros volume.

Les différences de productivité trouvent également des explications dans les risques auxquels font face ces agriculteurs. La taille de leur exploitation et leurs moyens financiers les contraignent à diversifier les espèces cultivées pour optimiser la saisonnalité de chaque chaîne de valeur tout en réduisant les risques climatiques. Seules les grandes fermes sont capables de se concentrer sur un nombre réduit d’espèces pour améliorer leur savoir-faire et augmenter leur productivité.

La digitalisation du métier, une solution ?

La digitalisation du métier de ces petits exploitants agricoles est une solution concrète pour améliorer leur quotidien et leur productivité.

Les besoins des petits exploitants agricoles sont aujourd’hui bien identifiés. Trois leviers majeurs sont disponibles pour accompagner ces fermiers dans leur quotidien.

Tout d’abord, les intrants permettent rapidement d’augmenter la productivité de ces exploitations. L’accès à des engrais qualitatifs et surtout spécifiques à chaque chaîne de valeur agricole permet d’améliorer la rentabilité. Les graines hybrides permettent de réduire les risques météorologiques et les risques de maladies. Enfin, un apport de connaissance et de formation pérennise les améliorations de ces exploitations en rendant les agriculteurs autonomes.

Dans un deuxième temps, les infrastructures sont cruciales pour aider la population à progressivement augmenter les volumes de production. L’irrigation, le stockage, et toutes les structures de transport sont de réels atouts pour aider les exploitants agricoles. Aujourd’hui de nombreuses solutions se développent sur ces sujets et permettent de mieux rentabiliser le travail de ces fermiers.

Le dernier levier est essentiellement composé de l’accès aux différents marchés pour garantir les prix de vente de leur production et stabiliser les revenus de ces foyers. Aujourd’hui, ce dernier levier n’est pas automatiquement le service le plus plébiscité mais permet aux fournisseurs de ces plateformes de rentabiliser leur modèle. On constate que l’ensemble de ces leviers peuvent être regroupés dans des super-app : des plateformes qui se positionnent comme un point unique d’accès à ces services pour les agriculteurs.

Les plateformes au service des agriculteurs

Les plateformes permettent de simplifier le quotidien et le métier de ces petits exploitants agricoles. Aujourd’hui l’adoption est souvent rapide mais la monétisation reste un challenge pour les équipes de ces solutions. Lancé en 2017 au Kenya, Digifarm rassemble 1,5M de fermiers sur la plateforme avec un taux d’activité autour de 30%. Grâce à de nombreux partenaires, cette plateforme adresse plusieurs parties de la chaîne de valeur. Le service de Safaricom propose d’accéder à des fournisseurs d’intrants, de contenus, ou à des analyses des sols par exemple. Aujourd’hui, la majorité des usages se concentre encore sur les services gratuits (services d’information).

Le développement de ces nouveaux services digitaux pour les agriculteurs s’accompagne très fréquemment par des services financiers. En effet de plus en plus de données deviennent accessibles pour financer intelligemment ces agriculteurs. Les plateformes digitales permettent de créer un historique de l’activité d’une exploitation et donc de projeter de futurs revenus. A partir de ces données, des scorings existent pour octroyer des crédits d’intrants et accompagner les agriculteurs dans leur besoin de trésorerie. On retrouve également des solutions d’assurances agricoles pour protéger les exploitants des aléas climatiques de certaines régions. Des propositions de prêts et de financement d’outils agricoles (Pay As You Go) existent également pour accompagner les fermiers dans la croissance de leurs surfaces agricoles Chez Digifarm, ces services financiers sont encore peu utilisés. Même s’ils contribuent significativement à dégager des profits, un travail considérable d’éducation financière est nécessaire pour accompagner le développement de ces services.

La digitalisation de ces solutions permet de simplifier les processus et donc de toucher des populations plus larges souvent éloignées des moyens de financement traditionnels.

Les services agricoles digitaux restent récents et font encore face à de nombreux défis

Aujourd’hui de nombreuses initiatives existent mais beaucoup cherchent encore à trouver leur modèle de rentabilité.

Ces plateformes, agricoles ou non, soulèvent régulièrement les mêmes problématiques. Il est nécessaire de créer une structure de confiance pour, engager les utilisateurs et ne pas les décevoir avec les services proposés, mais aussi réussir à convaincre les partenaires que l’intermédiation via une plateforme est vertueuse pour leur business. De plus tous ces services digitaux reposent systématiquement sur des interactions humaines. Mettre en place un réseau d’agents pour sensibiliser et recruter des fermiers conditionne la réussite d’un service.

Le business modèle de ces services n’est pas des plus simples, la structure des flux de revenus, avec des commissions sur les transactions, peut paraître instable en fonction des partenaires et des services proposés. Le modèle ne génère que rarement des revenus récurrents. Créer une communauté n’est pas gratuit et nécessite d’importants moyens financiers pour réussir à atteindre une taille critique et donc créer de la valeur. On constate que les services gratuits restent majoritairement utilisés dans ces pays de l’Afrique subsaharienne. Néanmoins le développement des services financiers avec ces solutions agricoles est une vraie source de chiffre d’affaires. Digifarm propose par exemple de financer l’accès à des intrants grâce à des crédits. Ce service génère donc des revenus transactionnels avec l’achat d’intrant et des revenus financiers avec le crédit. Enfin le revenu incrémental généré par ces services (mobile money, data, messages et voix…), permet généralement de convaincre ces entreprises de poursuivre leur activité.

Les opérateurs de télécommunications ont donc une opportunité très intéressante de capter la valeur à deux niveaux : sur les transactions en mobile money et sur les transactions des différentes plateformes s’ils ont choisi de s’engager dans cette digitalisation du secteur.

Il est intéressant de remarquer que certains acteurs décident de s’extraire de ce modèle de plateformes en se concentrant sur un service spécifique. Twiga, un service d’accès aux marchés pour les agriculteurs au Kenya, est ainsi propriétaire de nombreux actifs (entrepôts, moyen de livraisons…) pour permettre aux exploitants de facilement et régulièrement vendre leur production. Ne pas être simplement un intermédiaire en s’engageant réellement dans l’activité permet à la solution de générer plus de marge pour atteindre des niveaux de rentabilités durables. 

L’évolution de ce secteur et les opportunités qu’identifient les grands acteurs de la région nous amènent à imaginer que de nombreux services vont encore apparaître pour accompagner ces exploitants dans leur quotidien. La taille du marché et les réels besoins identifiés font de l’agriculture digitale un secteur très prometteur. Néanmoins les nombreux défis du secteur nécessitent une connaissance fine du marché avant de développer ces services. 

Magdalena JAKUBOWSKA

Consultante manager services financiers mobiles